Vivre veux – Un récit sympathiquement «suisse»

Horizonte
Ausgabe
2017/0102
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2017.05073
Schweiz Ärzteztg. 2017;98(0102):48–49

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publiziert am 10.01.2017

Christoph Simon

Vocation: 
promeneur*

Genève: 
Editions Zoé; 2016.
190 pages. 27 CHF.
ISBN 978-2-88927-332-4
Christoph Simon (1972) est un écrivain alémanique qui est aussi, selon son site web, champion suisse de «slam poetry»(!). Il raconte ici la vie, les réflexions, paroles, gestes, dans un «Altersheim» bernois, de Lukas Zbinden, instituteur retraité de plus de quatre-vingt ans – qui a enseigné dans un village de l’Emmental puis dans la région d’Interlaken. Qui dit avec passion les vertus de la promenade et se décrit comme un animal ­sociable, qui cherche le contact avec ceux qu’il ­rencontre, quitte à les importuner. Des descriptions de la vie des aînés par touches si justes, «true to life», avec un humour qu’on aurait envie de dire anglo-saxon – montrant que nous autres Suisses, parfois vus comme balourds, savons être légers et même pétillants.

La vie en maison de retraite – 
Eléments d’ambiance

Beaucoup de scènes quotidiennes excellemment contées, notamment les rapports de Lukas avec les autres pensionnaires, les soignants, les auxiliaires. ­Citations interpellantes: «Le grand problème de notre vie, c’est l’apathie. Le monde sans éclat ni contours ­définis, gris terne. Une seule lueur: le sympathique brossage des dents avec l’aide du civiliste ou le vague à l’âme rempli d’attente qui précède la visite de la famille à Pâques». «Comprenez-moi bien: ce ne sont pas les mots qui importent, mais le vécu. Mais une grande partie de notre vécu se noie dans les paroles. Parfois, je me surprends à penser que le temps que nous prenons pour raconter nos promenades serait mieux employé à en faire de nouvelles».
«Que vous le vouliez ou non, dit le héros à Kâzim, le ­civiliste qui le suit tout au long, un jour ou l’autre vous commencerez à vous creuser la cervelle au sujet des gens parmi lesquels vous êtes tombés ici. Et le plus curieux, c’est que dès que vous commencez à vous intéresser à ces vieillards inconnus, il n’y a plus de «vieillards» mais seulement des exceptions à la règle.»

La/les promenade(s)

«Même si aucune rencontre particulière ne l’anime, j’aime à me remémorer les heures pendant lesquelles je flâne dans cette ville: le chat des Hügli qui sommeille sous le banc de pierre; l’auxiliaire qui court derrière moi pour me glisser un parapluie bien qu’il ne pleuve pas; le nuage qui ressemble à l’Italie, puis à l’Asie ­mineure, puis à l’Islande; les slogans tagués pendant la nuit sur le mur du pissoir de la Zytglogge; la fillette avec son appareil dentaire et ses affaires d’école, plantée devant la bijouterie […] Des volées de pigeons effarouchés peuplent l’air; sur l’asphalte, les empreintes sombres des feuilles administrativement balayées par le services de voirie; le porte-parapluie étiqueté prêt à être emmené à la déchetterie; des policiers qui ne sont pas particulièrement aimables, dédaignant délibérément ceux qui pourvoient à leurs salaires.»
«Il y a des chemins heureux, qui chantent une ode au soleil. Des chemins souffreteux. Des chemins sournois qui font des crocs-en-jambe à chaque passant, des ­chemins tyrans qui s’étalent aux dépens des autres, des ascètes qui ont renoncé à tout ornement. Des chemins pleins de sagesse, qui ont tout vu.»
«Je crois que nous venons au monde pour devenir des promeneurs. Pour toucher les arbres qui gardent leur feuillage en hiver. Pour frotter entre nos doigts le thym et le romarin. Pour caresser le pelage des chiens. Pour prendre chaque jour un autre chemin quand il faut ­aller à la salle de séjour. Pour laisser fondre sur sa langue des fraises des bois.» Et aussi: «J’ai envie de vous révéler quelque chose: l’art de ne pas s’ennuyer en promenade consiste à examiner le même objet que la veille, mais en pensant à autre chose.»

La vie conjugale

La très chère épouse disparue, Emilie, qui avait toutes les qualités, occupe une place importante dans le récit. Pas toujours facile la vie en famille – ils ont eu un fils –mais cela s’est bien passé. Une citation qui s’applique à moi (J. M.): «Si l’on considère tout ce que je me vante de n’avoir jamais appris – faire des provisions à l’avance, remplacer le shampoing, ficeler le papier, prendre le téléphone, arroser les fleurs et arracher les mauvaises herbes, on peut imaginer à quoi Emilie occupait ses heures ménagères.»
Emilie considérait la capacité de jouir de chaque heure de chaque jour comme fondamentale: «Plus vous savez vous rendre heureux vous-même, plus vous êtes intelligent.» Plus loin: «Regarde l’évidence en face, me ­disait-elle, la personne avec laquelle tu passes le plus clair de ton temps, c’est toi. Apprends à t’aimer toi-même.» Et à propos de leurs tensions occasionnelles, par exemple parce que Lukas était bavard: «Il y a le grand et le petit bonheur. Le grand, c’est notre amour. Le petit, ce serait que maintenant tu écoutes le silence».
Elle est devenue très fatiguée et est décédée d’une leucémie après une longue agonie, à la maison. Lukas: «Je vais vous l’avouer: depuis qu’Emilie a fermé ses yeux si bons, je ne sais pas ce que je peux encore prendre au sérieux, dans cet univers éphémère. Financer des groupes anarchistes? Investir dans des parrainages d’enfants? Propager des plantes chinoises contre les rhumatismes? Acheter des terrains en espérant un boom immobilier?» Il passe par une période dépressive puis: «Non, elle n’aurait pas toléré qu’un être intel­ligent et en bonne santé se morfonde à mourir. C’est ainsi que je me suis ressaisi. Les albums de photos ont réintégré l’armoire. Un tapis déplacé a été remis bien droit, une vase de fleurs a été posé sur la table, les factures ont été agrafées comme il se doit.»
En résumé: quelle bonne chose (quel bonheur ai-je presque envie de dire!) que cet ouvrage attachant ait été traduit en français. Parce qu’il est drôle et si bien observé. Aussi parce qu’il est très «suisse», il décrit ce que nous sommes, notre vie quotidienne, ses joies et/ou ses petitesses, une certaine sagesse aussi. Hautement recommandé à qui apprécie un bon moment de lecture: nos seniors, qu’ils vivent chez eux ou en habitat collectif, compagnons de route de Lukas Zbinden, leurs proches, puis toutes celles et ceux qui, professionnellement ou comme bénévole, ou encore comme responsable d’établissement ou au plan public/politique, se préoccupent de la vie des personnes âgées dans notre société.
jean.martin[at]saez.ch