Sur la place des intuitions morales dans des décisions difficiles

Une approche bottom up, inductive, en éthique clinique

Horizonte
Ausgabe
2018/50
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2018.17306
Schweiz Ärzteztg. 2018;99(50):1802-1803

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publiziert am 12.12.2018

Marta Spranzi
Le travail de l’éthique
Décision clinique et intuitions morales
Bruxelles: Editions Mardaga; 2018.
233 pages. 34,90 EUR
ISBN 978-2-8047-0609-8
Philosophe des sciences italienne formée aussi en France et aux Etats-Unis, Marta Spranzi enseigne au plan universitaire et est chargée de mission au Centre d’éthique clinique de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. Son ouvrage est un argumentaire substantiel pour une approche résolument bottom up, inductive, du travail bioéthique, qu’elle dit heuristique – contrastant avec une démarche top down, qu’elle appelle rhétorique, parfois éloignée des faits. «Le but de l’éthique, dans sa dimension existentielle – par opposition à ­hiérarchique – est de donner forme à ce qui compte dans notre vie.»

Les normes et/vs l’expérience morale

En soi, on voudrait des normes emportant l’approbation de tous. Mais «il n’y a pas à espérer des spécialistes de la normativité des solutions toutes faites: ils ne peuvent que proposer une palette de perspectives largement divergentes» au vu des différences culturelles et religieuses. Devant ce pluralisme irréductible, Spranzi propose de partir des situations particulières pour trouver ce qu’il est mieux de faire. «Le socle de la vie morale n’est pas un système déductif commandé par des principes, il est constitué par des intuitions qui sont au centre de notre expérience morale. C’est un socle mouvant, sensible aux raisons, il n’en joue pas moins un rôle fondateur essentiel.»
«La seule façon de réfléchir constructivement à la bio­éthique est de s’assurer d’une évolution adéquate des normes et de partir des dilemmes réels auxquels les personnes concernées doivent faire face.» «L’expérience morale des personnes est la pierre de touche de cet édifice complexe» – Spranzi met l’accent sur l’expérience morale par opposition au jugement moral.
Au lieu d’attendre le salut du débat normatif en haut lieu, on s’intéressera à la façon dont les valeurs des uns et des autres (patients, proches professionnels de santé) sont négociées au quotidien. Il importe de «mobiliser des idées éthiques qui ne proviennent pas elles-mêmes de la théorie». Ni consensus ni compromis, la bonne décision est celle qui, dans le contexte, apparaît aux participants comme la plus acceptable – ou la moins mauvaise. Pratique du registre empirique et ­démocratique, défendant un intuitionnisme moral critique – consistant à accorder du crédit à des apparences intellectuelles (seemings) fortes obtenues de façon non inférentielle. «Une approche heuristique a aussi un ­intérêt politique au sens large et concerne la nature et le rôle de la médecine. Ce sont les citoyens en tant que patients qui sollicitent les professionnels et secouent les pratiques. Leur voix – et non seulement leur consentement – est une pièce essentielle de ce puzzle qu’est la décision médicale.»

Tirer parti des conflits de valeurs

Concrètement, dans les soins (care), «le travail d’ajustement progressif des pratiques est très utile et repose sur des valeurs non controversées. En se concentrant sur le ‘comment faire’ plutôt que sur le ‘que faire’, on privilégie l’opérationnalité. Toutefois, cette démarche est impuissante à traiter les cas qui fâchent. La conception alternative que je défends part de la reconnaissance des conflits de valeurs, pour déployer leurs raisons et identifier les solutions possibles.»
L’art de trouver la «bonne» – ou moins mauvaise – décision dans les cas singuliers est placé au centre de la ­réflexion. «Dans cette perspective, les conflits de valeurs ne sont pas un obstacle qui doit être esquivé mais plutôt un outil de travail essentiel […] La contestation est inscrite dans la démarche éthique et ne constitue ni une exception ni une situation à laquelle il faudrait ­remédier.» Cette approche «s’appuie donc sur le dissensus; elle ne se veut pas d’emblée apaisante mais joue le rôle inconfortable de ‘poil à gratter’, au sens de mise à l’épreuve des raisons des uns et des autres.» Un arbitrage est alors nécessaire en vue de trouver une issue positive.

Situations cliniques, entre autres en fin de vie

Spranzi illustre son propos par des exemples, en particulier celui du musicien et de l’ingénieur – deux cas tout à fait similaires du point de vue médical (locked-in syndrome) où les réflexions et décisions, entre équipe et proches, ont été différentes. Elle consacre une partie du chapitre 3 aux questions entourant la fin de vie, discutant des cas récents qui ont retenu l’attention en France ainsi que le rapport Sicard de 2012 et la loi Claeys-Leonetti de 2016. Elle commente dans ce cadre la notion d’intentionnalité (de mettre un terme à la vie), qui en pratique garde des contours flous. «Le médecin peut appliquer un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. Mais cette démarche est interdite si cet effet est recherché. Le rapport Sicard ne traite guère la contradiction entre la nécessité d’assurer un ‘bien mourir’ et une interprétation restrictive du principe de non-intention.» Or, dans les cas limites, «le médecin devra choisir une voie entre l’abandon de la personne au motif que la réponse envisageable est ­illégale (parce que ‘intentionnelle’) et la pratique d’un geste dans la solitude et dans l’ombre pour éviter toute condamnation.»

Les intuitions en philosophie

Le dernier chapitre du livre est une présentation des philosophes qui ont fait des intuitions leur champ d’étude et de leurs travaux académiques. L’auteure y débat d’intuitionnisme élitiste et d’intuitionnisme ­démocratique, des critiques faites à cette doctrine et des réponses qu’on peut leur donner. En développant l’hypothèse qu’une approche heuristique doit inclure un processus de tri des intuitions. Noter encore cette remarque: «Les utilitaristes, qui sont les représentants les plus anti-intuitionnistes, s’emploient à lutter contre l’emprise de tout jugement spontané et immédiat.»

A propos d’expertise en bioéthique

Chacun serait-il un expert en éthique? Spranzi: «Tout le monde possède potentiellement l’expertise morale ­nécessaire pour réfléchir et faire face aux dilemmes éthiques.» Toutefois: «Faut-il admettre alors que le rôle des experts éthiques est purement pédagogique? ­Nullement: si les personnes concernées peuvent faire valoir une expertise sur la base de leurs intuitions ­morales, cela n’empêche pas que le rôle de tiers joué par le consultant reste essentiel dans les situations de conflits de valeurs.»

En guise de conclusion

«La bioéthique a pris récemment un ‘tournant empirique’: les sciences sociales, ainsi que les sciences de la nature, sont amenées à y contribuer de façon essentielle. On parle d’éthique intégrée ou symbiotique ou contextuelle.» L’inclusion de ces données contribue à améliorer les pratiques et à comprendre l’expérience des personnes concernées.
Le livre de Marta Spranzi est important en ceci qu’il met substantiellement en discussion la place en éthique des intuitions, définies comme des «jugements à la fois immédiats, résistants à la critique et stables dans le temps». Alors que prévaut souvent la notion qu’il s’agit surtout de suivre un cadre de règles, dans une démarche top down (la règle dit ceci, il s’ensuit que…). Il est nécessaire de travailler dans les deux sens, à savoir aussi bottom up. L’auteure «rejette une dichotomie entre le monde naturel que nous habitons, le monde des faits, et un autre monde, celui des normes – la moralité n’entre pas dans le monde en provenance d’un ‘ailleurs’».
Ces 200 pages, éclairant des aspects insuffisamment mis en évidence jusqu’ici, sont un complément qualifié et bienvenu et retiendront l’attention des acteurs de l’éthique clinique.
jean.martin[at]saez.ch