Récit à mi-parcours d’une petite personne devenue grande dans le monde de la maladie

S’engager, se tromper, tomber, se relever

Horizonte
Ausgabe
2018/46
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2018.17320
Schweiz Ärzteztg. 2018;99(46):1635-1637

Affiliations
Dre méd., spécialiste en médecine interne générale, membre de la FMH, exerçant dans un cabinet de groupe à Echallens, maman de deux filles, ­aimant ­raconter et écouter les histoires…

Publiziert am 14.11.2018

Cette histoire débute par une naissance. Celle d’une ­petite personne. Sur les rives d’un lac, un matin ­d’automne. Rapide, droit au but. La vie et la mort l’attendent de l’autre côté. On ne les fait pas attendre. Ni l’une, ni l’autre.
La petite personne apprend longtemps plus tard qu’elle n’est pas la première, comme tout le monde s’accorde à le dire. Avant, elles étaient là, elles, d’autres petites personnes. Surtout une. Très vite, elle se coince un peu. Faire de la place à la suivante. Pas le choix. Elle est là. Demande d’attention. C’est peut-être dès ce moment, ou même avant. Quelque chose sonne faux. Les grandes personnes et leurs failles. Ces grandes personnes qui ont du mal à dire la vérité. Pourtant, elles disent aux petites personnes que «c’est pas beau de mentir».1
L’enfance est libre. Peu de limites. Autour d’elle, une grande personne très fragile, trop pour le dire. L’autre grande personne, absente. La fuite dans le travail. La petite personne saisit alors cette liberté au vol. Exploration de son monde. Intérieur et extérieur. Elle court, grimpe, rencontre. Presque toujours à l’extérieur. Libre et légère comme l’air. Elle fuit l’intérieur sombre, lourd, et grave. Elle casse aussi, frappe, et humilie. Menace de renvoi. La petite personne a souvent honte. Honte d’elle-même, mais surtout honte de ces deux grandes personnes qui «font comme si». Comme si la maladie psychique n’existe pas. Comme si assumer son rôle de pilier en taisant la souffrance offre un quelconque sentiment de sécurité aux petites personnes. N’importe quoi! Par leur silence,les grandes personnes évitent souvent, simplement, la rencontre de leur propre souffrance. Ne pas nommer ses peurs est encore le meilleur moyen de leur donner les pleins pouvoirs. Et au jeu des non-dits, elle et toutes les autres petites personnes finissent même par croire que c’est de leur faute. ­N’importe quoi!
De cette période, elle garde en elle les traces de la violence des tabous. Marquée au fer rouge. Souvent les grandes personnes, comme les petites personnes, font des bêtises grosses, énormes, gigantesques, mais elles ne s’excusent pas. Pourtant les petites personnes leur pardonneraient de bon cœur. Heureusement, quelques grandes personnes lisent encore entre les lignes. Résilience. Vie sauve.
Quelques années plus tard, la petite personne fait ce qu’elle doit faire. Ce que l’on attend d’elle, elle grandit. Bientôt une grande personne, elle aussi. Elle choisit, mémorise, et remplit les exigences. Enfin, elle découvre le monde blanc des métiers de la maladie. Au milieu d’autres grandes et très grandes personnes. ­Arrivée à ce stade, ce monde-là a presque réussi à la convaincre. Entre ses mains, un pouvoir et le contrôle. Celui de la vie et de la mort de ceux qui souffrent. Pas étonnant. Le culte de l’excellence, celui de la performance. La valeur suprême du sacrifice et de l’abnégation de soi. Au mieux, pas le temps pour les questions existentielles, au pire, aucune nécessité de transcendance. L’intranquillité2bafouée. Une période faste pour le déni, le cynisme, le repli sur soi, la banalisation, la fuite. Place à l’ego et sa violence. Disparition lente des petites personnes.
Chez elle, allez savoir pourquoi, elle se le demande encore, la petite personne veille, résiliente. Et quelque chose grince dans ce monde blanc. Peu de cohérences. Quelque chose recommence à gronder… à nouveau.
Qu’on lui décrive mille et unes maladies et leurs prises en charge, elle comprend. Elle le veut bien. Après tout, elle a choisi cette voie. Elle est curieuse et elle aime ­apprendre. Elle est là pour ça. Mais pourquoi donc ne parle-t-on pas ouvertement, ou qu’à de très rares reprises, de la souffrance de la condition humaine, de l’impuissance du soignant et de sa douleur, et de la mort? Pourquoi ne lui dit-on presque jamais que tout cela lui laissera des traces indélébiles? Pourquoi ne lui dit-on pas au moins qu’elle ne devra d’abord compter que sur elle-même et son lien à l’intime pour maintenir le cap face à tant d’interrogations et d’incertitudes? Cela, la petite personne ne le comprend pas. C’est pourtant évident, vous ne trouvez pas?
Mais c’est sans compter que les grandes personnes ont fini de grandir, qu’elles ont peur de vieillir, puis de mourir. Tellement qu’elles n’arrivent pas à prononcer le mot «mort»: elles disent «décédé», «disparu» ou «parti en voyage». N’importe quoi! Et puis souvent, les grandes ­personnes n’arrivent plus à dessiner, à peindre, sculpter, chanter, inventer des poèmes aussi bien que les petites personnes. On dirait qu’en grandissant elles ont perdu leurs pouvoirs. A ce stade, difficile de retrouver le fil de l’histoire de la condition humaine pour se remettre à la conter. Dommage! Souvent, les contes aident les petites personnes dans les moments difficiles. Elles le savent bien, elles qui adorent les histoires.
Accompagner la souffrance humaine de jour comme de nuit use, marque au fer rouge… On dirait qu’il n’y a que le monde des grandes personnes en blanc pour faire comme s’il n’en était rien. Or méconnaître cet état de fait – comme cela a été le cas pendant si longtemps – s’apparente à une forme de maltraitance. Que dire de ces grandes personnes souvent très grandes qui considèrent qu’exprimer ses émotions face à tant de souffrance est toujours le signe d’une fragilité intérieure, ou de celles qui estiment que la gestion des ressources humaines d’un hôpital peut être comparée à celle d’une autre entreprise. Oui, c’est une réalité surtout dans le monde médical. Quand les grandes personnes ont du chagrin, elles ont honte de pleurer, surtout les hommes, qui croient que c’est un truc de filles. Mais les petites personnes savent bien que pleurer ça fait du bien à tout le monde. Et je vous le demande, peut-on ­dignement et honnêtement offrir des soins de qualité aux patients si on ne prend pas soin en profondeur de celles et ceux qui les soignent? Nécessité de changer de paradigme. Se préoccuper du «care» et du «cure» pour les soignants aussi bien que pour les patients parce qu’il s’agit des deux faces de la même réalité. Réapprendre aussi peu à peu le soin à l’âme. Choisir de prendre ce temps.
Chemin faisant, la grande personne a alors renoncé à chercher un apaisement et des solutions à l’extérieur d’elle-même. Même si elle se met lentement en marche, la transition vers un changement de paradigme prend beaucoup de temps. Surtout lorsqu’il s’agit d’un changement touchant aux fondements de toute une culture. La vie, elle, est à vivre maintenant.
Elle a alors commencé à prêter une nouvelle oreille à la petite personne cachée sous sa blouse blanche. Un dialogue s’est ouvert. Elle a fait l’expérience qu’à l’intérieur de chaque petite et grande personne, existe un endroit où on ne peut qu’«être», où il n’y a rien à «faire». Un lieu où les masques tombent, un lieu où l’on ne peut que s’incliner face au mystère. Celui de la vie et celui de la mort. Un lieu où la souffrance, la maladie et la mort peuvent être parce qu’il y a aussi le bonheur, la santé et la vie. Et elle réapprend à vivre autrement dans ce monde cru. Elle commence même à l’aimer. Imparfait, insuffisant, injuste, violent, mais son monde à elle aussi… intérieur et extérieur.
Alors peut-être accompagner ce changement de paradigme en permettant vraiment le dialogue entre l’intérieur et l’extérieur de soi. Offrir un espace intérieur et extérieur pour se risquer à accueillir la vie et la mort comme une même réalité. Notre réalité à tous. Un dialogue certes semé d’embûches. Nécessité de trancher souvent. Mais, pas à pas, reconnaître et accepter ses ­limites, s’engager, se tromper, tomber, se relever. Et peu à peu vivre dans un monde plus juste, et plus doux pour chacun et chacune d’entre nous. Et enfin peut-être se remettre à jouer en choisissant de nouvelles règles. Pour espérer faire taire le fait que les grandes personnes n’ont jamais le temps de jouer. Elles – qui croient que c’est du temps perdu. Mais les petites personnes savent que jouer, ce n’est pas de la rigolade.
Dre Christine Hohl Moinat
christine.hohlmoinat[at]svmed.ch