Encore un ouvrage interpelant de Martin Winckler

Dans vingt ans, dans un Hôpital-Ecole féministe

Horizonte
Ausgabe
2019/19
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2019.17784
Schweiz Ärzteztg. 2019;100(19):670-671

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publiziert am 07.05.2019

Martin Winckler
L’Ecole des soignantes
Paris: P.O.L Editeur; 2019.
508 pages.
ISBN 978-2-8180-4538-1
Que je rappelle que Martin Winckler est un médecin français (Marc Zaffran selon l’état-civil) né en 1955 à Alger. Etudes en France, puis médecin généraliste au Centre-Ouest du pays, travaillant aussi dans un centre de consultation pour femmes. Se consacre maintenant à la réflexion et l’écriture (y compris sur les réseaux ­sociaux, blogs…); vit au Québec depuis plusieurs années. Ses romans sont marqués par son expérience professionnelle et humaine (avec une dimension biographique), qui l’a amené à être critique de la situation médicale française [1].
Le livre
Ce dernier ouvrage met en scène le souhait de Winckler d’une meilleure considération des manières d’être, de réagir, d’être soignée et de soigner, des femmes. Il décrit un hôpital différent et son école de professionnel-le-s de santé, en 2039: le Centre hospitalier holistique de Tourmens (ville imaginée qui est le lieu de l’action de plusieurs livres) – CHHT – et son Ecole des soignantes sont régis par une approche égalitaire et inclusive. Ce qui se traduit par l’emploi systématique du féminin pour les deux sexes (je propose de ne pas se laisser désarçonner par cette convention et de persévérer dans la lecture).
Une cinquantaine de courts chapitres, ainsi qu’une vingtaine de brèves et fortes rubriques – qui à elles seules méritent la lecture – sous le titre «Je suis celles…» (celles au pluriel), par exemple: «Je suis celle à qui la mère donne un biberon de lait frelaté et offre le sein à son frère jumeau en pensant que lui, au moins, survivra; plus tard je serai celle à qui sa mère ne pardonnera pas d’avoir survécu; je suis celle qu’on excise pour qu’elle ne déshonore pas sa famille; je suis celle qu’on vend en esclavage, qu’on échange contre l’accès à un point d’eau.» Faisant souvent référence ainsi aux situations de populations précarisées dans d’autres régions, mais on trouve aussi de nombreux «Je suis celles…» faisant vivement référence à notre société occidentale.
Changement de paradigme – Partenariat
Les deux institutions ont pu être mises en place en 2024 grâce au soutien d’un maire progressiste – en faisant beaucoup évoluer les structures antérieures. Changement de paradigme: le corps et la physiologie des femmes deviennent les domaines scientifiques de référence. Partant du principe que si l’on répond de manière appropriée aux besoins des femmes, négligées depuis des millénaires, on saura répondre aux ­besoins de tous. Cela étant, toute personne doit être soignée et/ou formée avec le même respect, la même écoute, quels que soient son origine, son genre, ses préférences… Le narrateur, même s’il s’appelle Hannah, est un des hommes – minoritaires – du CHHT.
Un point fort est le partenariat soignantes-soignées, ces dernières participant activement à la formation: «En dehors du CHHT, on continue à instrumentaliser les personnes sous prétexte de former les soignants. C’est pourquoi l’Ecole a mis en place des programmes de soignées-formatrices. Quand les soignées forment, il est impossible de leur manquer de respect.» Au pôle Psycho: «Des patientes nous arrivent de partout en France, non parce qu’on les sélectionne mais parce qu’elles nous choisissent. Ici, elles ne courent pas le risque d’être attachées, assommées de neuroleptiques ou soumises à des techniques expérimentales discutables.» On trouve aussi des comédiennes-formatrices (homologues des ‘patients simulés’ dans nos facultés, trente ans avant l’époque contée par ce livre…).
L’hôpital
Il comporte six pôles: Enfants, Physio (femmes), Andro (hommes), Aînées (personnes âgées), Psycho, Urgences; les activités, entretiens, recherches, dilemmes des soignant-e-s nous y emmènent. On retrouve la docteure Jeanne Atwood, chirurgienne gynécologue dans Le Chœur des femmes [2], devenue une des forces vives de l’institution: «Elle soutient la démédicalisation de l’accouchement, a fait bannir la chirurgie arbitraire des personnes intersexuées, a milité contre la psychiatrisation et le harcèlement administratif des personnes transgenres, et participé à la création d’une cellule d’accueil et de soutien pour les victimes de violence.»
Expérience aux Urgences: «Je ne m’en rendais pas compte mais un brancard, c’est comme un livre dont on lirait des pages au hasard. Chaque personne transbahutée y appose un épisode de sa vie. Et tous ces bouts de vie nous parlent du monde.»
Déontologie – Sens de soigner
Extraits de la charte de l’Hôpital et de l’Ecole: «1) Je suis patient-e et je suis ton égal-e. Je te choisis pour me soigner; 2) Tu mettras en œuvre ton savoir et ton humanité en prenant garde, en tout temps, à ne pas me nuire; 3) Tu respecteras ma personne dans toutes ses ­dimensions; 5) Tu partageras avec moi, sans réserve et sans brutalité, les informations dont j’ai besoin, tu ne me maintiendras pas dans l’ignorance, tu ne me mentiras pas; 7) Tu te tiendras à mes côtés et tu m’assisteras face à la maladie et à toutes les personnes qui pourraient profiter de mon état; 8) Tu tiendras à jour tes connaissances, tu me protégeras des marchands; 10) Tu veilleras à ta propre santé, tu refuseras de te vendre.» 
Dans la foulée, le narrateur parle du sens de soigner: «Soigner, c’est nettoyer des escarres sans avoir l’air dégoûté, soigner c’est donner à manger à quelqu’un qui tremble trop pour tenir sa cuillère, soigner c’est retourner trois fois en un quart d’heure pour retaper un oreiller; soigner, c’est tenir la main pendant qu’un autre ­suture, ponctionne, injecte, sonde, accouche…; soigner c’est hocher la tête pour dire je suis avec vous; soigner c’est avoir envie de prendre dans ses bras sans pouvoir le faire (déontologiquement), mais trouver un geste pour dire la même chose […].»
L’acceptation du modèle de Tourmens «ne s’est pas faite en un jour; beaucoup de gens ont rué des quatre fers à l’idée de perdre leurs privilèges dans ce pays qui idolâtre les titres de noblesse qu’on appelle des ­diplômes. Notre réforme a plutôt valorisé l’initiative, l’engagement et l’expérience […] grincements de dents quand les mandarins ont découvert que le programme de l’Ecole s’intitulait ‘Manifeste pour une médecine ­féministe, holistique et communautaire’.»
Directives anticipées, fin de vie
«En 2027, toute la population a reçu une invitation à remplir un formulaire NPR (ne pas réanimer) et à y ­adjoindre des directives anticipées et le nom d’une personne de confiance. Le formulaire pouvait être rempli en ligne, mais on pouvait aussi être aidée au bureau de poste, à la mairie, dans les écoles.»
Le CHHT est ouvert à l’assistance au suicide: «La loi est très claire [on est en 2039], cette possibilité devrait être ouverte partout, mais il y a encore beaucoup d’hostilité et de peur. Cela étant, les riches n’ont jamais aucun mal à mourir à l’heure de leur choix, dans le lieu qu’ils ont choisi. Les pauvres, c’est une autre paire de manches.» Toujours cette loi d’airain: selon que vous serez puissant ou misérable… 
D’autres aspects
Importance de la narration dans les soins: «Les histoires portent en elles des expériences et des enseignements, des questions et des certitudes, des avertissements et des idées. Les histoires nous émeuvent et nous rendent fort et nous empouvoirent (traduction de l’anglais ‘empower’!). Les histoires nous rappellent qui nous sommes et nous encouragent à devenir ce que nous voulons être.»
Le vieux que je suis (J. M.) a retrouvé avec plaisir un ­passage rappelant ses études de santé publique il y a un demi-siècle: «Un groupe de soignants avaient lu René Dubos [microbiologiste français qui a fait une brillante carrière aux Etats-Unis, 1901–1982], le théoricien de l’écologie. Ils avaient compris qu’une maladie est le résultat d’un ensemble d’interactions entre humains et environnent. Pour que la tuberculose soit endémique, le bacile de Koch ne suffit pas; pour une épidémie de choléra, un microbe dans l’eau ne suffit pas. Il faut des individus fragilisés par la sous-alimentation et les mauvaises conditions de vie.»
Dans les dernières pages, un poème rappelle le primum movens de l’Ecole, l’ignorance/négligence des contributions des femmes: «Je connais le nom des héros mais pas celui de leurs sœurs, je vibre au fracas des combats mais pas au murmure des partages, j’entends la voix des soldats, je ne vois pas les mains qui soignent.»
En résumé, un livre pour réfléchir, mesurer des enjeux, émouvoir, encourager, se distraire aussi. Sur une cause qu’il est si important de défendre.
A ce propos, il faut voir « Female Pleasure », le film documentaire de la Suissesse Barbara Miller, sorti en mars. Formidable.
jean.martin[at]saez.ch
1 Martin J. Là où certains médecins pourraient faire beaucoup mieux… Bull Med Suisses. 2017;98(30–31):974–6 (à propos de l’ouvrage Les brutes en blanc. La maltraitance médicale en France, de Martin Winckler).
2 Martin J. Relation de soin médecin-patiente dans les domaines liés à la sexualité. Bull Med Suisses. 2013;94(10):401–2 (à propos du livre Le Choeur des femmes, de Martin Winckler).