Un excellent livre grand-public que les professionnels liront avec intérêt

Récit de vie(s) en médecine et soins palliatifs

Horizonte
Ausgabe
2019/26
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2019.17915
Schweiz Ärzteztg. 2019;100(26):914-915

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publiziert am 25.06.2019

Kathryn Mannix
With the End in Mind
How to Live and Die Well
London: William Collins, 2018, 359 p.
ISBN 978-0-00-821091-5
Kathryn Mannix est une médecin spécialiste de soins palliatifs – et praticienne de thérapie cognitivo-­comportementale – qui a gravi les échelons au sein du Natio­nal Health Service britannique. «Au cours des 30 ans de ma carrière, il m’est devenu de plus en plus clair que quelqu’un devait dire à la communauté ce qu’est le mourir (dying) normal», dit-elle dans un interview à The Telegraph au printemps 2018.
Le livre compte six parties pour 36 chapitres; chacun d’entre eux raconte l’histoire d’un ou une patient-e et de son entourage; soit en hospice (dédié aux soins palliatifs), soit à domicile par une équipe mobile. Trajectoires collectées au long de son activité – avec des indications que, par exemple, dans tel cas elle était bien nouvelle dans le domaine, ou plus tard qu’elle était arrivée au statut élevé de «Consultant». Large éventail dans les âges des malades: un petit enfant entre sa naissance et sa mort à trois ans, de jeunes adultes, des personnes mûres, jusqu’à plus de nonante ans. Ils souffrent de cancer mais aussi de maladies neuro-musculaires dégénératives ou d’insuffisance respiratoire. Souvent issus de milieux modestes d’une région anglaise de mines de charbon; parfois immigrés. Ce livre décrit des événements réels, chaque élément est arrivé à quelqu’un – plusieurs histoires ont parfois été combinées en une seule narration.
Quant au but de l’ouvrage*
«Il peut sembler présomptueux de présenter ces ­histoires dans l’espoir que les lecteurs choisiront d’accompagner au travers de ces pages des personnes mourantes qu’ils ne connaissent pas. Pourtant, j’ai vu dans ma carrière que, quand nous rencontrons les Grandes Questions, nous apportons nos propres idées et attentes […] Auparavant, c’était une expérience commune d’observer la mort de personnes autour de soi, de se familiariser avec les ‘séquences’ de l’affaiblissement menant à la fin. Les progrès de la médecine ont changé cela; de plus en plus, les personnes ont été poussées vers des institutions sanitaires plutôt que de mourir à la maison.» «Alors que la naissance, l’amour et même le deuil sont largement discutés, la mort elle est devenue de plus en plus tabou.»
Expérience clinique du mourir
«La plupart des gens imaginent que mourir est déchirant et manque toujours de dignité. Nous pouvons les aider à savoir que ce n’est pas ce que nous observons en soins palliatifs et les patients ne doivent pas craindre que leurs familles voient quelque chose de terrible.» «La manière de décliner vers la mort varie mais elle suit en général un courant relativement uni; l’énergie dé­cline de mois en mois puis finalement de semaine en semaine. Vers la fin, le niveau d’énergie est au plus bas, signe que le temps qui reste est très court. C’est le moment de (se) rassembler, de dire des choses importantes non encore dites.» «La dernière veille auprès d’un mourant est un moment pour rendre compte et réaliser la valeur de la vie en train de se terminer; une place pour écouter, pour contempler ce qui nous relie et comment la séparation qui approche changera nos vies.» On voit parfois de manière inattendue une sorte de chant du cygne – l’auteure en décrit un exemple.
«Je suis fascinée par l’énigme de la mort: par le changement indicible de vivant à non-vivant; par la dignité avec laquelle ceux qui sont gravement malades approchent leur mort; par le défi d’être honnête tout en étant empathique quand on discute l’éventualité de ne plus jamais aller mieux; par les moments de commune humanité.»
«Prendre du recul pour trouver la bonne perspective est un défi. C’est plus facile si nous approchons la vie avec une attitude de curiosité plutôt qu’avec des certitudes, en nous laissant intriguer par ce que nous pouvons découvrir.»
Une comparaison qui surprend
L’auteure voit un parallèle entre ce qui se passe dans un service de soins palliatifs et une maternité: «Des personnes qui attendent anxieusement l’évolution de leur proche, avec une question semblable: dans un cas, qui va naître, quand et comment, dans l’autre quand et comment va-t-il survivre – ou mourir? Tous concernés par un même processus, dans l’attente d’une issue; déambulant ou immobiles, fumant une cigarette à la dérobée, serrant une tasse de café. Rentrant ensuite à la maison mais sans oublier ces compagnons d’un jour.»
«Observer le mourir ressemble à observer une naissance; dans les deux cas, il y a des stades identifiables vers l’issue attendue. Souvent, les deux processus peuvent se dérouler sans qu’il soit nécessaire d’intervenir, comme toute sage-femme le sait.»
Parler et la crainte de parler
«La conspiration du silence est si commune, et si tragique. Les anciens attendent la mort et beaucoup cherchent à en parler. Mais ils sont l’objet de rebuffades des jeunes qui ne peuvent le supporter.» Parmi d’autres thèmes, on relève les récits où le/la patient-e tout comme l’entourage veulent s’épargner mutuellement, en cachant la gravité de la situation alors que tous en fait savent – arriver finalement à en parler est une délivrance (cela vaut aussi pour les enfants).
Mannix rappelle ce qu’il importe de dire/élaborer, de part et d’autre et dans toute la mesure du possible, avant de se séparer: «Je vous aime», «Je regrette», «Merci», «Je vous pardonne». Et «Adieu/au revoir».
En rapport avec les débats actuels sur la fin de vie
«Quand un traitement devient-il une interférence qui ne sert qu’à prolonger la mort, à piéger un corps en faillite en le ligotant à l’existence?» «Au-delà de l’objectif de maintenir plus longtemps une vie acceptable, il y a un enjeu de futilité.»
«Beaucoup d’entre nous ont une opinion sur le point suivant: oui ou non avons-nous le droit de choisir quand mettre un terme à notre vie? Cela est lié à des perspectives diverses quant à l’autonomie personnelle, l’égalité devant la loi, la dignité de la vie, la fragilité de la condition humaine […] Il n’y a pas de doute que, des deux côtés, ceux qui font campagne [pour ou contre l’euthanasie ou l’assistance au suicide] sont motivés par des éléments de compassion et principe. Pourtant, la discussion, si souvent polarisée et bruyante, semble avoir peu de rapport avec ce qui est vécu. Beaucoup de ceux qui travaillent quotidiennement en soins palliatifs sont exaspérés par les positions tranchées des militants pour l’une ou l’autre vision, alors que nous savons que la réalité n’est ni noire ni blanche mais faite de nuances de gris, variant d’une personne à l’autre. La perspective qui manque aux deux ‘bords’ est la réalité du mourir humain; la plupart d’entre nous feront l’expérience d’une progression surprenante de douceur (unexpectedly gentle) vers la mort.»
«Les personnes qui approchent de la mort déplacent d’elles-mêmes le centre de leur monde vers les autres. Elles mettent l’accent sur le fait d’aimer leurs ‘loved ones’ mais cette gentillesse rayonne sur tous ceux qui sont alentour. Elles expriment leur préoccupation pour autrui, leur gratitude. Et nous baignons dans la lumière de leur bienveillance.»
Un mot sur l’immortalité
Mannix évoque le thème de l’immortalité, dans des termes hautement pertinents. «Les histoires de chaque société incluent des désirs d’immortalité qui presque toujours ont une issue funeste. Ou bien les immortels sont condamnés à la solitude, ou ils finissent par sacrifier leur immortalité pour vivre une vie de mortels… La distillation de la sagesse des civilisations dans les contes populaires reconnaît l’immortalité comme une coupe empoisonnée, et la mort comme une composante nécessaire et même bienvenue de la condition humaine; une limite qui rend le temps et les relations entre nous infiniment précieux; une promesse de déposer les luttes et fardeaux quotidiens.»
Une bonne lecture
Kathryn Mannix écrit bien, notamment quand elle rapporte ses sentiments et réflexions dans des situations complexes. L’ouvrage a une vraie valeur péda­gogique, fourmillant d’utiles notations et conseils. Vivan­t, avec beaucoup de bon sens et une richesse de détails. S’ajoute un plaisir comparable à celui qu’on a à lire un roman – j’ai versé quelques larmes.
Une remarque (pas une critique): tous les professionnels ou auxiliaires décrits sont compétents, toujours adéquats dans leur travail. Portant sur toute une car­rière dans le monde réel, cette perfection surprend un peu... Exquise courtoisie britannique?
With the End in Mind apporte une contribution importante aux débats actuels sur la mort et le mourir, dans la société en général et dans un système de santé critiqué pour son «maximalisme» et son attention insuffisante à ce qui se passe – ou pas – entre soignés et soignants. ll est susceptible de susciter des vocations pour les soins palliatifs. Noter enfin que ce livre a été traduit en italien, espagnol et néerlandais, mais pas en français à ce stade.
jean.martin[at]saez.ch