Transmission de l’art médical

L'importance du compagnonnage

Tribüne
Ausgabe
2020/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2020.18554
Schweiz Ärzteztg. 2020;101(09):311-313

Affiliations
Médecin adjointe, service d’anesthésie, Hôpital du Valais

Publiziert am 26.02.2020

Si des méthodes d’enseignement reconnues et efficaces sont désormais utilisées pour former les médecins, la transmission du savoir se fait aussi par l’encadrement du médecin assistant par un médecin cadre. Le «compagnonnage» est une composante à part entière de la formation médicale qui doit continuer à être valorisée.
Il y a une quinzaine d’années alors que j’étais médecin assistante en chirurgie à l’hôpital de Lugano, un jeune homme avait assassiné une grande partie de sa famille à coups de couteaux. Blessé aux mains dans la lutte, il avait été placé en garde à vue dans la cellule de l’hôpital public. Arrivée en fin de visite médicale devant cette dernière chambre du couloir, je me souviens avoir marqué un moment d’hésitation. Quelle était la bonne attitude à adopter face à une personne qui vient de tuer toute sa famille? Mon professeur de chirurgie aurait pu choisir d’entrer seul dans la chambre, ou de ne pas y aller, se fiant au rapport de l’infirmière, ou même d’envoyer l’assistant, seul, pour inspecter les plaies avant le transfert du patient en prison. Au contraire, nous sommes tous entrés comme nous venions de le faire pour les autres malades du service. Les pansements ont été ouverts et les plaies inspectées. Le professeur lui a parlé avec une grande humanité et, à la fin de la ­visite, lui a posé la main sur l’épaule. Ce geste d’humanité, qui ne s’apprend pas dans les livres, je l’ai vu et ressenti et je me souviens encore aujourd’hui de l’empathie qui l’a accompagné.
Le compagnonnage désigne un mode traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier. En médecine, ce savoir est transmis par les médecins cadre aux médecins assistants. (© Robert Kneschke | Dreamstime.com)
Par la suite, à chaque fois que je me suis retrouvée dans une situation similaire, je n’ai jamais plus eu peur de ne pas savoir comment me comporter.

Qu’est-ce que le compagnonnage?

Le compagnonnage peut être défini comme une association d’ouvriers ou d’artisans d’un même corps de métier, basée sur un principe de solidarité. Il désigne également un système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier. Ses buts sont ainsi l’entraide, la protection et l’éducation [1]. Pour les médecins, le compagnonnage évoque la relation qui s’installe entre un médecin cadre et un médecin assistant.

Méthodes d’enseignement actuelles

Ces dernières années, divers outils ont été mis en place et permettent de mieux structurer l’enseignement. En tant que cheffe de clinique au CHUV, puis comme médecin cadre à l’Hôpital du Valais, où je suis membre du groupe d’enseignement et instructrice en simulation, je suis quotidiennement amenée à enseigner la pratique de l’anesthésie aux médecins en formation postgraduée. Voici un aperçu des méthodes standardisées que nous utilisons:
– Les DOCE (Direct Observation of Clinical Encounter) permettent d’évaluer un geste technique prédéterminé (p. ex. pose péridurale, pose voie veineuse centrale, induction d’une anesthésie générale). Les mini CEX et les DOPS (Mini Clinical Evaluation Exercice; Direct Observation of Procedural Skills) permettent une évaluation en milieu de travail centrée sur un thème précis.
– La simulation est un formidable outil d’enseignement qui revêt des aspects multiples. Elle permet de mettre en place un scénario clinique fictif dans ­lequel un faux patient est pris en charge par les ­participants. Le scénario est suivi d’un debriefing ­permettant de transformer, par la réflexion, une ­expérience en apprentissage.
– Les EPAs (Entrustable Professional Activities) permettent de déterminer le niveau de supervision requis pour chaque médecin assistant, celui-ci étant basé sur les compétences individuelles de chaque élève. Par exemple, un médecin assistant sera capable de poser seul une voie veineuse centrale, mais aura besoin d’aide pour la pose d’une péridurale. Les EPAs sont des unités de pratique professionnelle mesurables de façon indépendante et peuvent servir de colonne vertébrale à l’éducation médicale [2].

Voie de transmission de l’art médical

Il manque cependant à tous ces concepts la répétition du vécu de situations cliniques en partie semblables, mais aussi toutes différentes. L’exposition continue aux situations cliniques reste donc indispensable et la «mise en mots» de chaque situation par un compagnon plus expérimenté permet de mieux en comprendre la substance. Si les méthodes d’enseignement standardisées ont fait leurs preuves, l’importance du compagnonnage ne doit pas être négligée, comme l’ont rappelé récemment nos collègues chirurgiens français: «Soigner et former les autres, tel est notre serment. Le compagnonnage est notre ‘outil’ pour transmettre à nos confrères notre expérience et permettre d’accéder à l’excellence médicale» [3].
A la place «d’excellence» je préfère utiliser le terme d’art médical. La pratique de la médecine n’est-elle pas plutôt ce qu’Aristote appelait «phronesis» – le raisonnement et la sagesse fondés en partie sur la science, mais principalement sur l’expérience et le jugement [4]?
La pratique de l’art médical permet la mise en perspective de la différence entre la théorie et la pratique et l’acceptation de «l’improvisation» en situation. Une question centrale est de savoir comment l’enseigner, du moins ce qu’on pense en avoir déjà perçu. Il s’agit là de transmettre un ressenti, une idée, un sentiment, ou encore une observation. En complément aux DOCE, aux mini CEX et à la simulation, il s’agit au sens figuré de mettre le bras autour de l’épaule de notre médecin assistant compagnon, ce contact pouvant être protecteur, encourageant, voire apaisant, pour lui transmettre du savoir-faire associé au savoir-être. Il s’agit aussi de transmettre l’acceptation de la faiblesse et des échecs. Ceci se réalise «en situation», c’est-à-dire dans les tâches quotidiennes lors desquelles le professionnel sera amené à mobiliser ces savoirs.
Complémentaire à toutes les autres formes d’enseignement, ce mode d’apprentissage ancestral doit être reconnu et valorisé. Comme la transmission a lieu au lit du malade, le médecin assistant doit être capable d’observer les pratiques que lui montre son compagnon. Dans cette méthode, la personne qui transmet ne délivre pas «clés en main» des solutions toutes faites, mais propose un mode d’approche des problèmes qu’elle aura eu l’opportunité de tester tout au long de son parcours professionnel. En favorisant chez l’élève un travail d’observation, d’analyse, de prise de recul, elle l’aide à «faire tout seul» [5].
Le cas présenté en début d’article montre comment j’ai pu bénéficier d’une situation de compagnonnage: l’observation du comportement de mon «tuteur» m’aura servi de modèle pendant toute ma vie professionnelle.

Pratique clinique du compagnonnage

Un service d’anesthésie dans un hôpital cantonal est propice à la pratique du compagnonnage au sens de cet article, la proximité entre les médecins cadres et les médecins assistants y étant grande. Le compagnonnage peut être pratiqué autant lors de situations cliniques que dans l’enseignement de gestes techniques. Par exemple, lors de la pose d’une voie veineuse centrale, il n’est pas seulement important d’enseigner la méthode de désinfection ou encore l’inclinaison de l’aiguille par rapport à la position de l’ultrason. Il s’agit aussi de lier la pratique avec les observations cliniques en situation, comme l’approche d’un patient angoissé ou dyspnéique ou encore la gestion du geste fréquemment interrompu par de multiples appels téléphoniques. Ceci permet d’aborder des ­sujets plus vastes comme l’allocation des ressources, l’interruption de tâches ou la gestion du stress au ­travail. La pose de voie veineuse centrale peut être ­suivie de l’évaluation par DOCE, mais celle-ci devrait inclure un volet sur les ressentis et la transmission d’expérience clinique.
Le compagnonnage est une relation basée sur le partage, qui se construit au fil du temps passé ensemble et de la connaissance mutuelle. Elle inclut aussi le retour d’enseignement et le privilège de pouvoir non seulement transmettre un art, mais aussi de pouvoir fréquenter des jeunes médecins curieux qui enrichissent nos journées grâce à leurs questions et observations. La personne enseignante doit se donner le temps d’écouter et, en retour, elle profitera aussi de leurs connaissances, qu’elles soient médicales ou d’une autre nature. Pour transmettre correctement l’art médical et former de bons futurs médecins, l’enseignant doit honorer sa tâche en incarnant un exemple à suivre.

L’essentiel en bref

• La standardisation des méthodes d’enseignement est un progrès indiscutable. Toutefois, la pratique du compagnonnage ne doit pas être oubliée, mais valorisée.
• Le compagnonnage se pratique en situation clinique et permet la transmission de l’art médical. Cela demande un respect mutuel entre l’enseignant et l’apprenant; la relation doit profiter aux deux.
• Il ne donne pas de solutions «clés en main» mais propose un mode d’approche des problèmes que la personne enseignante aura pu tester au fil de son parcours professionnel.
• Cette pratique mérite d’être reconnue comme méthode d’enseignement à part entière.

Das Wichtigste in Kürze

• Standardisierte Lehrmethoden sind ein unbestreitbarer Fortschritt. Aus den Erfahrungen eines anderen zu lernen sollte dabei jedoch nicht vergessen, sondern ebenso geschätzt werden.
• Im Spital begleiten Kaderärzte die Assistenzärzte und vermitteln ihnen auf diese Weise die Kunst der Medizin. Dazu erfordert es gegenseitigen Respekt zwischen dem Lehrer und dem Lernenden. Und die Beziehung muss beiden zugutekommen.
• Diese Art des Lernens bietet keine «schlüsselfertigen» Lösungen. Stattdessen erfährt der Lernende, wie sein Lehrer an diverse Probleme herangegangen ist.
• Dieser Ansatz sollte als eigenständige Lehrmethode anerkannt werden.
Je remercie mes collègues et particulièrement mon collègue-ami P. Burnier pour les riches échanges sur ce sujet.
Aucun
Annouk Perret Morisoli
Hôpital du Valais
Service d’Anesthésie
Av. du Grand Champsec 80
CH-1951 Sion
annouk.perret-morisoli[at]hopitalvs.ch
2 Olle ten C. Nuts and Bolts of Entrustable Professionnal Activities. J Grad Med Educ. 2013;5(1):157–8.
3 Collectif de chirurgiens français, cahier santé du Figaro, lefigaro.fr, 4.3.2019.
4 Cameron IA, Pimlott N. L’art de la médecine. Can Fam Physician. 2015;61(9):740.
5 Fredy-Planchot A. Reconnaître le tutorat en entreprise. Revue Française de Gestion. 2007;175:23–32.