L’impact du Covid-19 sur la ­psychiatrie de demain

Tribüne
Ausgabe
2020/3132
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2020.19042
Schweiz Ärzteztg. 2020;101(3132):952-954

Affiliations
a Pr., Service d’Addictologie, Département de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG); b Pr., Service de Médecine des Addictions, Département de psychiatrie, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV); c Dr PD, Service d’Addictologie, Département de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG)

Publiziert am 28.07.2020

De nombreuses crises ont fait évoluer la psychiatrie telle que nous la connaissons aujourd’hui: certaines ont été salutaires, d’autres préjudiciables. Dernière en date, la crise du Covid-19 laissera elle aussi des traces. Mais lesquelles?
Une crise comme celle du Covid-19 est un de ces phénomènes globaux qu’on appelle nouvelles crises,qui se ­caractérisent par l’interdépendance et les effets en ­cascade de nombreux domaines autrefois moins interdépendants – notamment dus à la mondialisation –, le nombre de personnes touchées directement ou in­directement et les risques sur les infrastructures critiques [1]. L’instabilité qui caractérise une période de crise amène à prendre des directions différentes et peut conduire à des changements parfois fondamentaux. La psychiatrie a traversé dans son histoire diverses périodes de grandes crises. Un exemple d’une crise qu’on peut considérer comme salutaire, enrichissante pour la psychiatrie, est certainement la période des mouvements sociaux de 1968 qui ont inspiré les grandes réformes de la psychiatrie, notamment le virage ambulatoire et communautaire, la sectorisation et la Loi 180 (loi Basaglia) en Italie. Inversement, l’instrumentalisation de la psychiatrie durant la période totalitariste qui a suivi la Première Guerre mondiale et les crises économiques et sociétales subséquentes nous rappelle les risques liés à de telles crises. Ainsi, il peut être utile à ce stade de soulever la question des effets possibles de la crise liée au Covid-19 sur la psychiatrie, qu’il s’agisse de risques ou d’opportunités.

En proie au conservatisme

La psychiatrie a connu au cours des cinquante dernières années un développement vers une prise en considération progressive du patient en tant que citoyen, de l’importance d’une individualisation de la prise en charge. On constate cependant que des tendances plus conservatrices persistent, favorisant une approche plus assujettissante et privilégiant les valeurs plus sécuritaires et moins les approches basées sur l’empowerment.
Malgré l’évolution du contexte légal international et suisse, notamment avec la Convention des Nations Unies pour le droit des personnes avec handicap, vers un meilleur soutien de l’autonomie des personnes et vers le soutien à l’inclusion sociale, on observe toujours en Suisse un grand nombre de placements judiciaires, y compris sans justification médicale du maintien de ces placements. Les individus concernés par de telles mesures étant souvent en proie à d’importantes difficultés sociales, la tentation peut être grande d’aborder le sommet de l’iceberg par l’éloignement et la contrainte. La psychiatrie continue ainsi à souvent être asservie à la justice comme bassin de récupération de ce qui est socialement dérangeant et même comme instrument disciplinaire.
L’enrayement de l’épidémie Covid-19 a été jusqu’à présent possible grâce à deux éléments centraux:
1 Des interventions gouvernementales autoritaires basées sur une logique de loi sur les épidémies, logique qui a répétitivement été assimilée à des lois de guerre1;
2 La soumission disciplinée de la population (et des soignants) à cette logique.
Cette forme autoritaire d’intervention biopolitique sur la population (et son acceptation) semble porter ses fruits pour endiguer les contaminations virales. Plus le dispositif actuel perdure, plus il risque de devenir une approche ordinaire, recevable et convenable. Il s’agit d’un modèle qui a déjà servi à la fondation de la psychiatrie. Selon Michel Foucault [2, 3], nos institutions psychiatriques sont une adaptation d’institutions destinées à faire front aux grandes épidémies au moins aussi lointaines que celles datant du Moyen Age. Il décrit les léproseries dans lesquelles les lépreux furent parqués hors de la société des vivants. Une fois la lèpre disparue, «ces structures resteront. Dans les mêmes lieux souvent les jeux de l’exclusion se retrouveront, étrangement semblables deux ou trois siècles plus tard.» Par la suite, les villes ont dû faire face à la peste. Ceci a amené au développement de procédures qu’on désignerait aujourd’hui par des mesures de quarantaine, «un strict quadrillage spatial: fermeture […] de la ville et du terroir, interdiction d’en sortir […] pouvoir d’un intendant […] Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des ‘contagions’, de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre» [3].
Selon Foucault, la lèpre a donc occasionné des rituels et des lieux d’exclusion. La peste, elle, a entraîné la mise en place de dispositifs disciplinaires. Ce serait ainsi «le propre du 19e siècle d’avoir appliqué à l’espace de l’exclusion dont le lépreux était l’habitant symbolique la technique de pouvoir propre au quadrillage disciplinaire». Il affirme même que «La ville en danger de peste, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée: on oppose l’ordre absolu pour combattre le désordre de la maladie».
On peut aujourd’hui affirmer avec une certaine conviction que la majorité des troubles psychiatriques ne sont pas contaminants de la même manière que les maladies infectieuses de type lèpre, peste ou Covid-19. Les progrès réalisés par la psychiatrie peuvent même être vus comme le résultat d’un processus qui a renversé ces logiques de confinement, d’exclusion et d’approches disciplinaires vers des logiques d’intégration, de participation et d’individualisation. Un développement tout à fait cohérent avec l’évolution du droit mais aussi avec celle de la médecine et des traitements, montrant la centralité des problématiques sociales en psychiatrie d’une part et l’efficacité de traitements basés sur des modèles de soutien à ­l’autonomie d’autre part. Le risque pour la psychiatrie – mais pas seulement – pourrait ainsi être un renouveau de ces logiques excluantes et disciplinaires.

Davantage de soins en ambulatoire

Si les craintes actuelles pour la santé mentale de la population liées au confinement tournent toutes autour de la privation de liberté et de la difficulté à vivre dans un lieu restreint (p. ex. cellules de soutien psychologique et mise en place de hotline pour prévenir la violence conjugale et domestique), on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les hospitalisations sous contraintes et les privations de liberté. Elles placent de facto certains patients dans des positions similaires, à savoir bien évidemment une restriction de liberté et de mouvements. Elles imposent fréquemment une cohabitation non choisie avec d’autres individus, au risque de tensions potentiellement néfastes entre personnes. En tant que soignant, qui n’a jamais entendu un patient, au sortir d’un séjour psychiatrique, dire qu’il a été victime d’agissements d’autres personnes hospitalisées.
L’opportunité est donc peut-être de s’appuyer sur le vécu réel au sein de la population qui constate que l’enfermement contraint et prolongé peut affecter la santé mentale.
L’explosion attendue des hospitalisations en psychiatrie du début de la crise n’a pas eu lieu et le fantasme populaire selon lequel les personnes psychiquement fragiles iraient, dans les moments de détresse, chercher refuge à l’hôpital psychiatrique reste bien évidemment faux. Il est évident que, dans une période de perception de menace et de danger venant de l’extérieur, le réflexe de protection de la population – qu’elle souffre de troubles psychiques ou non – est de rester dans un endroit qu’elle considère comme sécure. En témoigne également la chute des visites aux urgences pour des problèmes non urgents.
Il est donc nécessaire de battre le fer pendant qu’il est encore chaud et de continuer à prôner le virage ambulatoire des soins psychiatriques et de développer les soins communautaires dans le milieu.
Si la question de la mise en balance des risques d’infection – et plus largement d’une hausse des méfaits – lors d’une hospitalisation non justifiée face à un maintien à domicile, qui nécessite plus d’efforts et de flexibilité du système de soins, devrait toujours être de mise, la période actuelle a dans la grande majorité des cas permis de choisir la solution la plus bénéfique pour le patient, en l’occurrence, un maintien à domicile.
Les exemples d’adaptation des soignants sont nombreux dont, pour ne citer que la plus connue du grand public, la consultation à distance par téléphone ou téléconfé­rence. Malgré l’intérêt qui lui est porté et son ­efficacité démontrée depuis des années, sa mise en œuvre est restée anecdotique à cause de barrières ­psychologiques, souvent chez les soignants, et de contraintes administratives et techniques, la plupart du temps fictives. Pendant cette crise, tous les obstacles ont été levés en quelques jours à peine, améliorant radicalement la flexibilité des offres de soins et leur acces­sibilité en période de pandémie.
Si le concept de solidarité a aussi été mis en avant durant cette crise, les soignants ont pu remarquer qu’ils pouvaient s’appuyer sur le réseau d’aide de proximité (soins à domicile, voisinage, familles) et les habituelles querelles de territoire ou de pouvoir se sont tues un instant au profit de l’efficacité des soins donnés aux patients. Les équipes de soins ont découvert une mobilité accrue et une meilleure capacité à travailler et à se coordonner avec les ressources du milieu.

Face à la crise, briser les cadres

La comparaison entre la menace d’une infection qui vient de l’extérieur et dont il faut se protéger en évitant les contacts sociaux (surtout avec ses proches) et l’apparition d’un trouble psychiatrique chez un individu doit se voir comme un opposé. Le trouble psychiatrique demande justement plus de liens avec les proches dans le sens large du terme (voisinage, soins à domicile, psychiatre traitant, etc.). Cette crise a permis d’assouplir et de réinventer ces liens et de sortir des ­ornières habituelles et de la rigidité de certains cadres pré-établis, comme les soins centrés sur le milieu ­hospitalier. Il faudra sûrement beaucoup d’attention et de travail pour transformer ces bénéfices transitoires en une opportunité porteuse d’un changement historique.

L’essentiel en bref

• Les risques de la crise du Covid-19 sont la stigmatisation, la mise à l’écart et la mise en place de contraintes judiciaires abusives pour les personnes atteintes de trouble psychiatrique. Un parallèle saisissant avec le passé (Covid-19 ­aujourd’hui, la peste autrefois) est l’isolation des personnes infectées: sur le plan sanitaire, il s’agit d’une mesure bénéfique, mais qui peut devenir excessive si elle devait se normaliser.
• Pour éviter encore davantage d’exclusion, il est important de voir également les opportunités qu’apporte cette crise, notamment celle de continuer à promouvoir la psychiatrie ­sociale et ses grands principes de soins.
• Le maintien parfois forcé des patients dans leur lieu de vie a permis aux soignants de rapidement développer des alternatives aux hospitalisations psychiatriques (télétravail, appui sur les réseaux de proximité, solidarité interprofessionnelle accrue). On peut espérer que ces nouvelles pratiques respectueuses de l’autonomie des patients seront poursuivies au-delà de cette crise.

Das Wichtigste in Kürze

• Die Risiken der COVID-19-Epidemie sind u.a. die Stigmatisierung, die soziale Isolierung und die Einrichtung missbräuchlicher rechtlicher Einschränkungen für psychiatrische Pa­tienten. Eine bemerkenswerte Parallele zur Vergangenheit (COVID-19 heute, die Pest in der Vergangenheit) besteht in der Isolation infektiöser Patienten, welche aus volksgesundheitlicher Sicht während der Pandemie absolut angebracht ist, aber auch missbräuchlich angewendet werden kann, sollten diese Massnahmen zur Norm werden.
• Um eine weitere Absonderung psychiatrischer Patienten zu vermeiden, bietet diese Krise die wichtige Gelegenheit, die Sozialpsychiatrie und insbesondere die gemeindenahe Versorgung weiter zu fördern.
• Die durch die Quarantänemassnahmen bedingte reduzierte Mobilität von Patienten hat die Entwicklung von Alter­nativen zu psychiatrischen Hospitalisationen sicherlich gefördert (Tele­arbeit, Einbezug lokaler Netzwerke, verstärkte interprofessionelle Solidarität). Praktiken, welche sich hoffent­lich auch über die derzeitige Krise hinaus festigen werden.
Dr Gabriel Thorens
Médecin adjoint agrégé
gabriel.thorens[at]hcuge.ch

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1 Gargani J. Crises environnementales et crises socio-économiques. 2016:150.
2 Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Gallimard; 1976.
3 Foucault M. Surveiller et punir. Gallimard; 1975.
4 Torous J, et al. Digital Mental Health and COVID-19: Using Technology Today to Accelerate the Curve on Access and Quality Tomorrow. Jmir Mental Health. 2020;7(3):6.
5 Unützer J, Kimmel RJ, Snowden M. Psychiatry in the age of COVID-19. World Psychiatry. 2020;19(2):130–1.