La souffrance au travail, fléau du XXIe siècle

«Un travail trop pauvre en terme d'intellect rend malade»

Tribüne
Ausgabe
2021/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2021.19503
Schweiz Ärzteztg. 2021;102(07):258-260

Affiliations
Journaliste freelance

Publiziert am 16.02.2021

Burn-out, bore-out, mobbing, le travail est de plus en plus souvent source de maladie. L’Institut de recherche en psychodynamique du travail (IPDT) de Paris s’est donné pour mission de comprendre comment les nouvelles formes d’organisation du travail génèrent de la souffrance. Entretien avec Antoine Duarte, le responsable de cette organisation unique en son genre.
Parlez-nous de la naissance de l’Institut de recherche en psychodynamique du travail…
L’idée de créer cet institut est née lorsque Christophe Dejours, un pionnier de la recherche sur la santé au travail, a voulu prendre sa retraite. La question de la continuité de ses travaux et de ses enseignements s’est alors posée, débouchant sur la fondation de l’IPDT en 2018. L’institut compte aujourd’hui 25 chercheurs, parmi lesquels figurent des titulaires de contrats de recherche, mais aussi des experts venus du Brésil, du Mexique ou d’Italie et les doctorants de Christophe Dejours, qui en est le directeur scientifique. Il repose sur un modèle ­associatif unique, grâce auquel il ne dépend ni des universités, ni du financement des grands groupes privés.

A propos d’Antoine Duarte

Antoine Duarte est psychologue clinicien, maître de conférences à l’Université Toulouse Jean Jaurès au sein du Laboratoire de Psychologie de la Socialisation – Développement et Travail (LPS-DT) et docteur en psychologie. Il est le responsable de l’Institut de recherche en psychodynamique du travail (IPDT) de Paris, fondé par Christophe Dejours en 2018.
Est-il important d’avoir un organisme dédié à la santé au travail?
Oui, c’est crucial. Le travail est le principe organisateur central des rapports entre les êtres humains. Or, avoir un institut qui est dédié à ces thématiques nous oblige à prendre très au sérieux les liens entre le travail et la santé mentale, à les percevoir non pas comme une «petite» question, mais comme un enjeu de civilisation.
Comment la souffrance au travail se manifeste-t-elle?
Elle provoque un cortège quasi infini de maladies: crises d’angoisse, insomnies, syndrome anxieux-dépressif, dérive mélancolique. Dans les cas extrêmes, elle peut mener à une décompensation, voire au suicide. Il ne faut pas oublier non plus les expressions ­somatiques, comme les troubles musculo-squelettiques, les rectocolites hémorragiques ou les lésions par effort répétitif. Dans certains cas, la souffrance peut même déclencher un accident vasculaire cérébral ou un cancer.
Y a-t-il des cas où elle passe inaperçue?
Oui, lorsqu’elle prend la forme de stratégies de défense, soit ces comportements qu’on adopte pour tenir le coup. Nous avons par exemple eu des journalistes en consultation qui se mettaient à endosser de plus en plus de travail ou à pratiquer du sport de façon frénétique, afin d’éviter de penser à la précarité de leur situation ou à la manière dont ils étaient traités par leurs ­rédactions. On appelle cela l’auto-accélération. Sur les chantiers, la peur de tomber ou de subir un accident se manifeste par une exacerbation de la virilité: on bizute, on multiplie les jeux périlleux, on fait la démonstration de son habileté devant les collègues. Ces stratégies de défense peuvent aussi être collectives. Je suis par exemple intervenu dans une maison de retraite où deux clans s’étaient formés entre les soignants. Il y avait eu des attaques au chariot débouchant sur un pied fracturé, un fromage placé dans le bureau de la cadre-infirmière, des lettres anonymes pour dénoncer l’adultère d’une aide-soignante avec un infirmier, etc. Mais en creusant, je me suis rendu compte que les soignants souffraient des pratiques qu'ils étaient obligés d'adopter au travail et qu’ils jugeaient répréhensibles sur le plan moral. Le conflit de clan leur permettait de ne pas penser à la façon dont ils devaient traiter les résidents.
Lorsqu’on parle de souffrance au travail, on pense instantanément au burn-out. Est-ce la principale conséquence de cette dernière?
Le burn-out est un terme fourre-tout qui recouvre une multitude de réalités. Il ne s’agit pas que d’un épuisement dû à une surcharge de travail. Il peut aussi naître face à l’expérience de la solitude, lorsqu’un employé se sent lâché par ses collègues ou qu’il n’a plus personne à qui se référer lorsqu’il rencontre des difficultés au travail. Parfois, les gens sont aussi fatigués de faire des choses qui n’ont pas de sens. Pour comprendre la cause d’un burn-out, il faut effectuer une investigation étiologique qui prend en compte non seulement la dimension quantitative mais aussi qualitative du travail.
Peut-on aussi tomber malade par ennui?
Oui, c’est le sens de ce qu'on appelle communément – par un choix de mots malencontreux – un bore-out. On l’observe par exemple sur les chaînes de montage, lorsque les ouvriers vont plus vite que ce qu’on leur demande pour éviter de penser à la tâche répétitive qui leur a été assignée. On le retrouve aussi dans les centres d’appel téléphoniques, avec des employés qui disent «Je pose mon cerveau en rentrant». Lorsque le travail est trop pauvre en termes d’intellect, on en tombe malade.
Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés: au sein du corps médical, la souffrance au travail est un problème massif et en forte augmentation, selon Antoine Duarte.
Qu’en est-il du mobbing et du harcèlement? Peuvent-ils avoir un impact sur la santé?
Ce ne sont pas des phénomènes neufs. Au XIXe siècle, les ouvriers étaient fréquemment insultés ou frappés par leur patron. Mais ces formes de harcèlement débouchent aujourd’hui plus souvent sur des décompensations. Cela est dû à l’éclatement des collectifs de travail – soit cet ensemble de règles qui détermine la pratique quotidienne du travail, le jargon employé et la vie sociale de l’entreprise – dans le sillage des nouvelles formes d’organisation du travail fondées sur l’auto-­entrepreneuriat et la mise en concurrence des travailleurs entre eux. Or, ce qui est le plus douloureux, ce n’est pas la brutalité du harcèlement mais l’expérience du silence des collègues. On se met à douter, on se dit que peut-être on a mérité d’être traité ainsi.
Assiste-t-on à une hausse de ces diverses formes de souffrance au travail?
Les recherches épidémiologiques menées en France et ailleurs montrent qu’il y a eu une augmentation massive de ces phénomènes. Elle est due au tournant néo-libéral pris par le monde du travail depuis une vingtaine d’années. L’organisation du travail autrefois dévolue aux gens du métier – les journalistes dans les rédactions ou les médecins dans les hôpitaux – a désormais été confiée aux gestionnaires. Cela a débouché sur une série de transformations, parmi lesquelles figurent l’évaluation individualisée de la performance des travailleurs, la standardisation des modes opératoires, la précari­sation des salariés et l’utilisation à l’interne de la communication d’entreprise, empruntée à la publicité. Ces changements ont engendré un cortège de pathologies.
Comment soigne-t-on la souffrance au travail?
Lorsque la maladie s’est déjà installée, une thérapie permettra au patient de comprendre les causes profondes de sa souffrance et d’y remédier. En amont, le droit du travail représente un outil puissant pour garantir le respect des droits des travailleurs et prévenir les pratiques pouvant engendrer des pathologies. A plus long terme, il faut imaginer des modèles de travail alternatifs, plus humains et plus gratifiants. Certaines expérimentations, comme la création de collectifs de travailleurs indépendants ou d’entreprises fonctionnant sur le modèle de la coopérative, vont d’ailleurs dans ce sens et me mettent du baume au cœur.
Quel a été l’impact du Covid-19 sur la santé des travailleurs?
Le confinement et le télétravail ont généré des expériences extrêmement hétérogènes. Certains ont souffert de l’isolement, d’autres y ont vu une bouée de sauvetage pour échapper à une situation difficile en entreprise. Les femmes ont été particulièrement touchées, obligées de cumuler le travail professionnel, ­domestique et scolaire de leurs enfants. Cela a engendré une charge de travail colossale.
On dit souvent que les cordonniers sont les plus mal chaussés. La souffrance au travail est-elle répandue dans le corps médical?
Oui, il s’agit d’un problème massif et en forte augmentation. Ces dernières années, on a vu des généralistes se suicider, des chefs de service sauter du 7e étage d’un hôpital. Souvent, cette douleur a des causes éthiques. On souffre de ne plus pouvoir traiter le patient comme on le voudrait, voire de devoir prendre des décisions qui lui nuisent. Ici aussi, le tournant néo-libéral a provoqué des transformations radicales dans l’organisation du travail.
Le travail n’est-il donc que source de malheur?
Non et on l’oublie trop souvent: le travail est aussi une source de plaisir et de santé. On sublime nos valeurs, on mobilise ce qu’il y a de meilleur en nous, lorsque l’organisation du travail nous laisse appliquer notre ­intelligence. Lorsqu’on surmonte des écueils pour produire un travail de qualité ou qu’on acquiert des savoir-faire neufs, cela provoque un plaisir incommen­surable.
zaugg.julie[at]gmail.com