La pandémie à travers le prisme des complexités

Tribüne
Ausgabe
2022/03
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2022.20267
Schweiz Ärzteztg. 2022;103(03):75-77

Affiliations
Dr, spécialiste en médecine interne générale à la retraite, ancien chargé de cours à l’Université de Lausanne

Publiziert am 18.01.2022

La crise du Covid-19 est pleine de contradictions: solidarité vs liberté individuelle, ingérance de l’Etat vs autonomie, altruisme vs égoïsme. Face à ce constat, il vaut la peine d’analyser la situation actuelle à l’aune du concept de complexité développé par le sociologue français Edgar Morin.
Eté 2021, en Suisse, à peine 50% de la population est vaccinée, triste record européen. Grande-Bretagne: 80%. Aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), 3000 collaboratrices et collaborateurs ont refusé le vaccin. Automne 2021, 65% de la population est vaccinée. On est loin des 80–90% requis pour l’immunité collective, condition du retour à une vie ­normale. La pandémie perdure, alors qu’Homo sapiens et Homo ­faber ont tout fait pour damer le pion au virus et ­l’empêcher de continuer sa folle dissé­mination: les masques et le gel sont de retour, la ­biologie et le comportement du virus sont connus. Sapiens en a décrypté le génome et Faber a emboîté le pas en développant un vaccin efficace en un temps record.
Le 8 juillet 2021, Edgar Morin a fêté ses cent ans. Grand théoricien de la complexité, philosophe et sociologue, «polydisciplinaire et indiscipliné», curieux de tout, il étudie aussi la biologie avec le Nobel Jacques Monod. Il met au point sa vision de la complexité et de la reliance, cet art de relier entre elles les connaissances. Brillant penseur de notre temps, Edgar Morin a beaucoup à nous apprendre. Esprit pétillant, il ne s’en prive pas, publiant encore à 100 ans [1, 2].
Fondateur du concept de complexité [3], il bas­e sa ­philosophie sur la nécessité de considérer le réel au ­travers du prisme des complexités qui le constitue. La pandémie révèle cette nécessité d’une lecture complexe de ce qui nous arrive et l’impératif d’actions conscientes des complexités. Mais que dit ce concept de complexité?

La réalité a de multiples dimensions

Complexus veut dire tissé ensemble. La pensée complexe est une pensée qui relie. L’approche complexe d’une réalité prend en compte toutes les dimensions de celle-ci, les relie entre elles et avec le tout, contextualise et invite à considérer qu’il y a sans arrêt, entre les parties et le tout, des actions, des interactions et des ­rétroactions positives ou négatives [4].
Illustration: les pouvoirs publics souhaitent que la ­population se fasse vacciner, mais proposent parallèlement des tests diagnostiques gratuits qui induisent une rétroaction négative sur l’incitation à la vacci­nation. Regrettable sachant qu’une campagne de vaccination lente, et donc une circulation du virus élevée, permet le développement de variants résistant aux vaccins. On voit le besoin d’une éducation à la complexité!
La pensée complexe reconnaît l’existence de paradoxes, de contradictions, d’antagonismes. Il y a la complexité de l’articulation autonomie/hétéronomie, individu/collectif. Edgar Morin construit son concept de complexité en se fondant sur la cybernétique [5]: toute activité organisatrice autonome dilapide de l’énergie et a donc besoin de trouver de l’énergie dans son environnement. D’où la notion apparemment contradictoire d’autonomie dépendante: tout être vivant autonome comporte une dépendance à l’environnement (respirer, boire, se nourrir).

Le Je a besoin du Nous, et vice-versa

En un siècle où l’autonomie des individus a largement remplacé toute hétéronomie, où «nous voulons n’obéir qu’à nous-mêmes» [6], où les recommandations de vaccination sont lues comme le reflet d’une dictature sanitaire, on comprend qu’il y a beaucoup à faire pour organiser l’articulation de l’aspiration légitime du citoyen à se réaliser individuellement tout en étant lié à une communauté. Le Je a besoin du Nous, mais le Nous a aussi besoin du Je!
Illustration: quand les anti-vaccins réclament le droit à l’autonomie et refusent le pouvoir de l’Etat sur leur corps, ils oublient que l’Etat se mêle de la santé des individus dans d’autres secteurs: eau potable, ceinture de sécurité, STOP tabac dans les espaces publics, iode dans le sel. Ce sentiment de totale autonomie est illusion. On voit le besoin d’une éducation à la complexité!

Reconnaître l’incertitude

Plus les problèmes se complexifient (liaisons, interactions, rétroactions, antagonismes), plus apparaît de l’incertitude. L’objet de la pensée complexe n’est pas de la supprimer, mais de la reconnaître. Toute décision politique comporte de l’incertitude.
Illustration: le Covid chez les jeunes sans comorbidité est presque toujours bénin. On leur fait pourtant porter le masque, même quand les sujets vulnérables sont vaccinés. On applique le principe de précaution sans nuance, exigence d’un risque zéro. On freine alors le développement naturel d’une immunité collective, pourtant souhaitée. Pour prévenir la rubéole chez la femme enceinte, nos ancêtres avaient décidé d’«aider la contagion chez les filles prépubères» [7]. Nous ­faisons l’inverse avec le coronavirus! Le 6 octobre 2021, le président des pédiatres vaudois déclarait: «Il faut laisser circuler le virus afin d’immuniser les enfants avant que le variant suivant ne fasse des dégâts plus graves» [8]. On voit le besoin d’une éducation à la ­complexité!
«L’ennemi de la complexité est la mutilation, pas la simplicité» [3]. La mutilation peut prendre la forme de conceptions unidimensionnelles ou réductrices (du complexe au simple, de l’humain au biologique).
Illustration: quand on interdit à des enfants de voir leur père, 95 ans, qui finira par mourir après des semaines d’isolement en EMS «pour son bien», alors que les moyens barrières sont là, on réduit les relations ­humaines au risque infectieux. Attitude fondée sur le paradigme de réduction simplificatrice, sans contextualisation. Edgar Morin parle de «vision mutilante et unidimensionnelle». Cela se paie dans les phénomènes humains. «La mutilation vient quand on dénie toute réalité et tout sens à ce qu’on a éliminé» [3]. On voit le besoin d’une éducation à la complexité!
Pour appréhender l’humain, il faut le concevoir dans toutes ses dimensions: biologique, psychologique, ­familiale, sociologique, économique, culturelle. Cela paraît une évidence, et pourtant…
Illustration: quand on permet aux personnes détentrices du pass Covid de se réunir, on distingue et on relie. La pensée complexe comprend que la distinction n’est pas la discrimination: la distinction relève du choix du sujet («je choisis de me faire vacciner, j’obtiens le pass»). La discrimination est subie, sans alternative, c’est une pratique inégalitaire. On voit le besoin d’une éducation à la complexité!

Vivre avec la contradiction

Quand on découpe la réalité en fragments (sanitaire, économique, pédagogique, psychologique, droit individuel, besoins collectifs), la logique aristotélicienne fonctionne (théorie à deux termes, vrai/faux, universel/particulier). A l’inverse, quand on cherche à saisir l’ensemble, on rencontre contradictions et apories. Sans dépasser ces situations de contradiction, l’approche par le concept de complexité les prend en compte et cherche à en prendre la juste mesure. Sans devoir la surmonter, on peut vivre avec la contra­diction, sans être dans l’erreur ou le malheur. Homo ­sapiens est aussi Homo demens, Homo economicus est aussi Homo ludens, souligne Morin. La complexité tient à cela et au fait que l’individu et la société sont liés par un auto-emboîtement mutuel. Les tensions de ces emboîtements font toucher le cœur du problème ­humain, ce tissu de contradictions décrit par Pascal.
Illustration: «Comme aide-soignante en EMS, mon souci est le bien-être de mes patients vulnérables, dans une démarche bioéthique de non-malfaisance; mais, jeune non vulnérable, je ne vais quand même pas me sacrifier en me faisant vacciner!» Aporie, on est hors de toute issue identifiable. Seule la délibération permet de sortir d’une telle situation complexe, si elle est reconnue comme telle: le soignant bénéficie du droit-liberté de choisir de ne pas se faire vacciner; l’EMS, bénéficie du droit-liberté de choisir de ne pas maintenir dans son institution un soignant non vacciné et potentiellement infectant pour les sujets fragiles. Nous voilà en plein paradigme de complexité, de gestion de crise qui prend en compte les différentes données: des points de vue opposés, voire contradictoires, mais également ­défendables, sont identifiés et reconnus; ils sont pris en compte dans la résolution du problème selon une ­logique multidimensionnelle qui permet le respect de la position des différentes parties.
Enfin, l’approche des problèmes selon le concept de la complexité conduit à la bienveillance, aime à préciser Edgar Morin. La bienveillance permet de considérer l’autre avec ses défauts et ses qualités, dans ses idées comme dans ses actions. Car chacun porte en soi le double impératif de l’individu et du collectif, du Je et du Nous. Or, une crise (la pandémie en est une) suscite des comportements contraires, l’altruisme et l’égoïsme. Le sens de la complexité permet de percevoir et de comprendre les aspects différents et parfois contradictoires des êtres et des conjonctures politiques, et cette perception favorise la bienveillance dans un cercle vertueux. Par conséquent, il est essentiel de faire émerger dans l’esprit de chacun la conscience des complexités si souvent masquées par les simplismes et les dogmatismes.
Mais comment? Par une réforme de l’éducation qui forme des esprits capables de comprendre et d’affronter les complexités humaines, c’est-à-dire d’éviter les unilatéralismes, nous dit Edgar Morin. Il faudrait enseigner qu’une vie humaine ne peut s’épanouir que dans la relation à la fois contradictoire et complémentaire entre l’affirmation de soi et l’inclusion dans une communauté.

L’essentiel en bref

• Le sociologue et philosophe français Edgar Morin a fondé le concept de complexité. Sa vision est basée sur la nécessité de considérer le réel au travers du prisme des complexités qui le constitue.
• La pandémie révèle la nécessité d’une lecture complexe de ce qui nous arrive et l’impératif d’actions conscientes des complexités, selon l’auteur. La pensée complexe reconnaît l’existence de paradoxes, de contradictions, d’antagonismes.
• L’approche des problèmes selon le concept de la complexité conduit à la bienveillance, car elle permet de percevoir et de comprendre les aspects différents et parfois contradictoires des êtres et des conjonctures politiques. Une crise comme celle que nous traversons suscite justement des comportements contraires, l’altruisme et l’égoïsme.

Das Wichtigste in Kürze

• Der französische Soziologe und Philosoph Edgar Morin hat das Konzept der Komplexität begründet. Dieses beruht auf der Notwendigkeit, die Realität durch das Prisma der Komplexitäten zu betrachten, aus denen sie besteht.
• Die Pandemie offenbare die Notwendigkeit einer komplexen Interpretation dessen, was uns widerfährt, sowie den Imperativ eines Handelns im Bewusstsein dieser Komplexität, so der Autor. Das komplexe Denken erkennt die Existenz von Paradoxien, Widersprüchen und Antagonismen.
• Die Herangehensweise an Probleme nach diesem Denken führt zu Wohlwollen, da sie es ermöglicht, die unterschiedlichen und widersprüchlichen Aspekte der Menschen und ­politischer Konjunkturen wahrzunehmen und zu verstehen. Die jetzige Krise ruft gegensätzliche Verhaltensweisen hervor.
Dr Jacques Aubert
Rue de Soleure 13
CH-2525 Le Landeron
jac.aubert[at]bluewin.ch
1 Morin E. Changeons de voie. Les leçons du Coronavirus. Denoël, 2020.
2 Morin E. Leçons d’un siècle de vie. Denoël, 2021.
3 Morin E. La Méthode. Seuil, 1991.
4 Morin E. Arguments pour une méthode. Seuil, 1990.
5 Von Foerster H. Observing systems, Intersystems Publications, 1981.
6 Debray R. D’un siècle l’autre. Gallimard, 2020.
7 Piedelièvre R. Un problème moral, celui posé par la rubéole de la femme enceinte. Médecine de France. 1956;76.
8 Bertoncini C. Enfants et Covid-19: la guerre des tranchées. Le Temps. 6.10.2021.