«On ne fait rien tout seul»

Horizonte
Ausgabe
2022/04
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2022.20453
Schweiz Ärzteztg. 2022;103(04):123-125

Affiliations
Rédactrice Bulletin des médecins suisses

Publiziert am 25.01.2022

Elle a consacré les douze dernières années à la reconnaissance des maladies rares en Suisse. Co-fondatrice et présidente de ProRaris, Anne-Françoise Auberson a reçu en décembre dernier un doctorat honoris causa de l’Université de Berne, récompensant son travail de pionnière et son engagement infatigable en faveur de cette cause. Portrait d’une juriste qui s’est trouvée une vocation sur le tard.
«Cette distinction est fantastique. Mais je ne veux pas la recevoir pour moi: je l’accepte au nom de ProRaris et de toutes celles et tous ceux qui s’engagent pour l’égalité de traitement dans l’accès aux soins. Pour moi, c’est un travail solidaire et non solitaire, parce qu’on ne fait rien tout seul», confiait humblement Anne-Françoise ­Auberson, présidente de ProRaris, peu après avoir ­appris qu’elle était distinguée par l’Alma Mater bernoise. L’humilité, une caractéristique qui aura marqué son engagement en faveur des maladies rares en Suisse. Un dévouement sans faille qui dure depuis douze ans, jalonné par la création en 2010 d’une ­alliance nationale des associations de personnes atteintes de ­maladies rares, connue sous le nom de ProRaris, la reconnaissance de cette alliance, de la mise en place d’un concept national et d’un registre, de la naissance d’une autre association, Uni Rares, le tout grâce à une écoute et une compréhension exceptionnelles des patientes et patients. Difficile de croire qu’Anne-Françoise Auberson s’est lancée «un peu par hasard» dans ce combat à près de soixante ans, devenue entretemps la porte-parole de près de 600 000 personnes touchées par une maladie rare en Suisse.
Pour Anne-Françoise Auberson, les années ProRaris ont été à la fois «magnifiques humainement» et «usantes».

Une année de travail à titre gracieux

Elle a toujours eu une «fibre pour le bénévolat et pour le social». Sa licence de droit en poche, elle décide d’offrir une année de travail en tant que juriste. C’est auprès de la prestigieuse Organisation des Nations Unies qu’Anne-Françoise Auberson décroche un mandat dans le cadre d’un travail comparatif sur les régimes d’adoption. De quoi éveiller son sens aigu de la justice. «Je suis tombée sur des faits aberrants: si l’adoption au sens strict n’existait pas dans les pays musulmans, jamais un enfant orphelin ne sera abandonné. En France, les orphelins sont certes envoyés dans des orphelinats, mais l’adoption n’était pas favorisée, car plus il y a d’adoptions, moins les orphelinats étaient soutenus par l’Etat.» Elle fait aussi ses armes chez Pro Infirmis, qui l’envoie à un salon de tourisme pour faire connaître l’association en quête de lieux de vacances sans ­barrières architecturales. «Tous les stands étaient luxueux; moi, j’étais seule sur mon tabouret, par chance près du coin réservé à la presse. Un journaliste me demande ce que je fais là et revient dix minutes plus tard avec le directeur du Club Med, totalement ­enthousiaste.» La suite? Une annonce sur le podium de la radio: le Club Med offre quatre villages pour 15 jours à des personnes handicapées.

Maladie honteuse

Mais c’est sa participation à la lutte contre le sida à ­Genève qui a été décisive pour son engagement futur chez ProRaris. Membre d’un comité pendant dix ans, elle a accompagné des malades du sida dans les années 1980 et 1990, qui mouraient alors en nombre, le plus souvent dans la solitude en raison des stigmates. «Je me souviens, je tenais la main à un patient en train de mourir, tout seul, dans une maison d’accueil à ­Genève. Il y avait aussi des personnes en phase terminale de cancer. Il me disait: ‘Même dans la mort, je suis dis­criminé, je meurs d’une maladie honteuse.’ Il enviait les personnes qui mouraient du cancer, entourées de leur famille.» L’inégalité de traitement l’avait toujours choquée, mais cette expérience lui laisse une trace indélébile. «Le lien avec les maladies rares, c’est ça: c’est la faute à pas de chance, on est laissé sur le carreau, on est stigmatisé, on a de la peine à se faire ­entendre. On est très seul.»
Anne-Françoise Auberson ne veut pas le mettre en avant, mais elle est concernée par les maladies rares à titre personnel ainsi que dans sa famille proche, ce qui l’a indéniablement sensibilisée au sujet. Atteinte du tremblement essentiel, qui n’est plus considéré comme une pathologie rare mais reste invalidant au quotidien, Anne-Françoise Auberson s’adresse à l’époque aux ­Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et rencontre la Dre Loredana D’Amato Sizonenko, coordinatrice ­médicale du portail maladies rares et responsable d’Orphanet. «Elle m’a aussitôt proposé d’intégrer le groupe de pionniers qui s’était donné pour mission de constituer une Alliance des Maladies rares en Suisse.»
Anne-Françoise Auberson (3e depuis la droite) était parmi les pionnières et pionniers qui ont créé ProRaris en 2010.

Débuts turbulents

Le bénévolat, la «fibre», l’expérience personnelle: les conditions étaient réunies lorsqu’Anne-Françoise ­Auberson accepte la proposition de la Dre D’Amato. Les débuts de ProRaris sont chaotiques. «Il fallait définir une stratégie précise et se faire accepter comme acteur majeur dans le contexte de la problématique des maladies rares», se rappelle la septuagénaire. Puis, la première présidente devenant secrétaire générale, la juriste prend la tête de l’alliance en 2012, de nouvelles recrues rejoignent le comité et le tout prend son cours. Le contact est rapidement pris avec les représentants des différentes associations, les personnes concernées et les médecins, des rencontres sont organisées avec l’Office fédéral de la santé ­publique (OFSP). Un travail de réseautage et de lobbyisme mené d’arrache-pied qui porte ses fruits: Pascal Strupler, alors directeur de l’OFSP, les reçoit à bras ouvert et un premier jet du concept des maladies rares voit bientôt le jour.
Tout ceci n’aurait pas été possible sans la compétence du patient, leitmotiv de ProRaris. «Ce sont les patientes et les patients qui ont donné l’impulsion et fait avancer la cause. Avoir des personnes concernées au sein du ­comité est un capital inestimable», insiste Anne-Françoise Auberson. Une expertise qui ne prend sens que si elle est couplée à une collaboration avec les professionnelles et professionnels de la santé. Or, peu informés, les médecins peuvent se sentir impuissants face aux maladies rares. D’où l’importance de les sensibiliser par l’entremise d’une association reconnue comme ProRaris. Ce travail, la juriste l’a fait «avec beaucoup d’enthousiasme, je me suis totalement investie». Ce qui l’a portée? Le contact avec les patients, pour qui elle a toujours eu une oreille attentive. «Je ne suis pas quelqu’un d’éminemment sociable, j’ai un fond très timide, mais je n’ai jamais été à court de discussion avec les patients. Le courant est toujours passé.»

A la fois magnifique et usant

L’humain, c’est ce qui lui restera de son temps à Pro­Raris. Elle a en effet décidé de passer le flambeau. «Au moment de partir, je garde des souvenirs humainement fantastiques et émouvants. Je me rappelle, lors d’un exposé pour une pharma, j’apprends qu’un ­patient atteint d’une maladie extrêmement rare a ­besoin d’un traitement très spécifique, produit par la firme en question. En dix minutes, le directeur avait organisé un transport spécial pour que ce patient puisse recevoir sa dose à Hong Kong.» Après son départ de ProRaris, la Fribourgeoise veut garder un lien avec les personnes concernées, à l’image de cette mère dont les deux enfants ont été diagnostiqués après 30 ans d’attente. «Je vais l’appeler cet après-midi. Même si ce diagnostic n’apporte pas de traitement, c’est une nouvelle incroyable et une reconnaissance importante.»
L’humain, ce sont aussi les forts liens d’amitié qui se sont créés au sein du comité de ProRaris. «Je porte une grande admiration à toutes ces personnes avec qui j’ai travaillé. Elles ont des compétences immenses, qu’elles soient concernées directement par les maladies rares, en qualité de proches et de professionnels, ou qu’elles soient des grands scientifiques engagés dans cette cause. Sans oublier la secrétaire générale, très investie. J’aimerais leur rendre hommage.»

Une ère prend fin

La coupure du cordon sera difficile après tant d’années d’engagement. «Je m’intéresserai toujours à la cause mais n’interviendrai plus.» Magnifique sur le plan humain, cette expérience a néanmoins été très intense, concède la septuagénaire. «Ce combat exige beaucoup d’énergie. C’est une lutte sans fin: il y a 8000 pathologies, et il y en aura toujours plus. Si je pars avec le sentiment d’avoir atteint certains objectifs, une part de moi reste frustrée et inquiète.» Les maladies rares sont certes désormais reconnues grâce à ProRaris, mais le soutien financier continue de faire défaut. «J’entends toujours le même discours: les bases légales nécessaires n’existent pas.» Ce sera à la personne qui lui succédera de passer par la politique, probablement le seul moyen pour que les projets en cours se concrétisent.
Lucide, la juriste aborde son départ avec pragmatisme. «Je ne veux pas m’accrocher jusqu’à ce qu’on me ­demande poliment de partir. C’est le moment, j’ai l’âge et il y a un temps pour tout. J’ai vécu l’époque des pionniers, où il a fallu se faire entendre. Maintenant c’est au tour des spécialistes de la santé publique et aux scientifiques de prendre le relais.» A eux de continuer à changer les mentalités, à régler la question du financement et à favoriser les collaborations, espère-t-elle. Car, comme elle le disait au sujet de son titre honorifique, «on ne fait rien tout seul».

Biographie express

Née en 1948 à Fribourg, Anne-Françoise Auberson étudie le droit à l’Université de Genève. Elle obtient sa licence en 1969 et travaille une année bénévolement pour l’ONU dans le cadre d’un travail de recherche sur les conditions d’adoption. Elle s’engage pour Pro Infirmis et le Groupe sida Genève. En 2010, elle cocrée ProRaris, l’alliance nationale pour les maladies rares, qu’elle préside depuis 2012. En 2018, elle fonde Uni Rares pour les patientes et patients atteints d’une maladie rare sans association liée à leur pathologie. Son engagement a été distingué par un doctorat honoris causa de la Faculté de médecine de l’Université de Berne en décembre 2021. La juriste quittera la présidence de ProRaris en juin 2022.
julia.rippstein[at]emh.ch