La beauté au temps du Covid

Briefe / Mitteilungen
Ausgabe
2022/04
DOI:
https://doi.org/10.4414/saez.2022.20501
Schweiz Ärzteztg. 2022;103(04):103

Publiziert am 25.01.2022

La beauté au temps du Covid

Dans la réflexion pour la nouvelle année du Dr Jean Martin, j’ai trouvé beaucoup de points sur lesquels réfléchir. La phrase du roman L’Idiot «Est-ce vrai, prince, que vous avez dit que la beauté sauvera le monde? [...] Quelle beauté sauvera le monde?» nous invite à dé­finir ce concept: depuis le temps des philosophes grecs, des hommes de foi comme saint Augustin et saint Thomas, des penseurs comme Kant et Hegel, ou des poètes comme Schiller ont essayé de définir le terme et d’établir s’il existe une catégorie immuable où demeure le «beau».
Le Dr Martin se questionne à propos des photos dures et choquantes: «peuvent-elle contribuer au ‘sauvetage’ nécessaire?» A ce propos, quand Dostoïevski était en train d’écrire L’idiot, il visita le Kunstmuseum de Bâle. Le tableau Der tote Christus im Grab (Hans Holbein le Jeune, 1521), nous raconte sa femme, le fascina tellement qu’il faillit avoir une attaque épileptique, tandis qu’elle, dégoûtée, s’en éloigna. Avant de quitter le musée, Dostoïevski dit à sa femme les mots qu’il fera prononcer au prince Mychkine: «Mais sais-tu qu’en regardant [ce tableau] un croyant peut perdre la foi?»
Ce tableau est imposant par ses dimensions de niche tombale qui contourne à peine un corps mort, maigre et martyrisé, nu sauf pour un petit bout de tissu autour des flancs. Comme pour les photos choquantes on peut se demander: est-ce que cela est beau? Pour Dostoïevski, la beauté doit être «pure», ne peut pas être séparée du contexte moral, et ce tableau a un pouvoir énorme: ou bien il «sauve», ou bien il fait perdre la foi, ce qui nous ramène à notre propre responsabilité et choix personnel, nous questionne: est-ce le sacrifice du Fils de Dieu incarné (beauté morale du sacrifice?) ou le cadavre d’un noyé pêché hors du Rhin (terrible énigme de la mort)?
La beauté doit être esthétique? ou bien éthi­que? Ethique et esthétique doivent coïncider?
L’adjectif «beau» (en italien bello), dérive du latin bellus, diminutif de bonus, lié donc au concept éthique. En latin, «beau» en sens esthétique est pulcher ou formosus (d’où l’espagnol hermoso).
Même si nous n’en connaissons pas la définition, notre œil, oreille, cœur, cerveau savent percevoir le beau. «Rien n’est laid pour celui qui aime», «Non è bello ciò che è bello, è bello ciò che piace», «Pulchra dicuntur quae visa placent» (saint Thomas) introduisent la subjectivité. Les verbes «aimer» et «plaire» nous plongent dans une sensation de bienêtre: ce qui nous plaît sauve notre bienêtre, nous aide à retrouver notre équilibre. Est-ce une fuite? Non, l’équilibre nous permet d’être plus attentif à nos devoirs, améliore notre prédisposition à l’attention envers les autres, à l’empathie.
En ce moment, où on parle beaucoup d’intégrité physique et peu de vie spirituelle ou relationnelle, où on touche même à la liberté des gens, nous ressentons la nécessité de nous plonger dans la beauté, pour recharger nos batteries psychiques et émotionnelles, pour retrouver cette harmonie, cet équilibre que nous avons de la peine à voir autour de nous, pour nous accorder le plaisir d’oublier les données techniques, le rapport des chiffres, des équations de G, qui n’ont rien à voir avec la force de gravité, la menace de l’alphabet grec, qui n’est désormais plus un point de repère littéraire et étymologique, mais plutôt le vecteur du monstre qui nous hante depuis deux ans.
Permettons à la beauté de nous apporter son baume bienfaisant!